Simone de Beauvoir, dévorer le monde
Simone de Beauvoir s’est déplacée tant par terre que par mer et dans le ciel, de Paris à Pékin, en passant par Rome, Ismaïlia, Stockholm, les Cyclades, New York, Tokyo, Prague, Bamako, Manaus, ou La Havane... Retour sur cette écrivaine voyageuse, castor existentialiste et nomade à la découverte du monde.

Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Kyoto, 1995
Une jeune fille mal rangée
Pour s'approprier le monde, rien de tel que les mots. Dans son sixième arrondissement parisien, Simone de Beauvoir passe de longues heures penchée sur les images du monde : « Je m’enchantais aussi des planches de mon atlas. Je m’émouvais de la solitude des îles, de la hardiesse des caps, de la fragilité de cette langue de terre qui rattache les presqu’îles au continent (...) ». Il faut dire que pendant son enfance et son adolescence, son univers reste immuable, concentré sur quelques arrondissements : le sixième et le quatorzième, lieux d'habitation successifs, le septième, où se trouve son école pieuse et quelques parcs. L'évasion provient de lectures censurées par sa mère, qui dévoilent malgré tout d'autres horizons : la Russie avec Le Général Dourakine, l'Inde coloniale avec La Maison à vapeur de Jules Verne, la découverte des mœurs nord-américaines avec Les Quatre Filles du docteur March, entre autres.
Initiée par son cousin Jacques Champigneulle aux bars parisiens et à l'alcool, Simone de Beauvoir s'amuse à se faire passer pour une prostituée, ce qui lui vaut une remarque cinglante d'un « homme au nez crochu qui écrivait des romans-feuilletons » : « Vous êtes une petite bourgeoise qui veut jouer à la bohème ». Elle expérimente une manière de voyager dans la capitale où elle ne refuse aucune expérience, même dangereuse, et fréquente les endroits mal-famés. Elle reconnaît ainsi dans les Mémoires d'une jeune fille rangée qu'elle a échappée à plusieurs agressions.
En 1929, après son succès à l'agrégation de philosophie — à la deuxième place, après Sartre— elle se libère de sa famille et part à la conquête du monde : Italie, Espagne, Maroc espagnol et français, Grèce.
Une femme engagée
A cette époque, les femmes sont écartées de la vie politique puisqu'elles n'ont pas le droit de vote. Cependant les années trente voient un engagement massif des femmes dans la vie publique : Simone Weil, Andrée Viollis, par exemple. Tout d'abord, Simone de Beauvoir préfère ne pas se soucier du sort des autres. Elle s'indigne qu'il y ait une ville indigène et une ville européenne quand elle se rend au Maroc, notamment à Fez, avec Sartre à l'été 1932, mais elle reste passive. C'est avec l'Occupation qu'elle va se politiser, puis s'engager concrètement après la Libération, notamment en signant le Manifeste des 121 contre la guerre d'Algérie en 1961. Sa renommée grandissante de romancière, de philosophe, de journaliste, d'essayiste et, soyons honnêtes, de « compagne de Sartre », lui vaut d'être invitée aux quatre coins du monde. Elle est reçue par ses confrères et consœurs écrivain-e-s, mais aussi par les chefs d'États et les ministres. Elle raconte ses conversations avec Tito, Nasser, Khrouchtchev, Castro, Che Guevara, ainsi que les tournées officielles auxquelles elle est contrainte.

Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Claude Lanzmann en Egypte, 1954
Voyager, exister
Ce n'est pas une personne aux contours flous que le lecteur entrevoit, c'est un corps plein de vie qui est en marche, dont l’entrain connaît peu d’obstacles. Simone de Beauvoir s’ouvre au monde, puis le retient en elle-même afin de l'offrir ultérieurement au lecteur en le transformant en romans, essais, en pièce de théâtre et autobiographies. Elle se meut au fil des pages, tente de garder de la distance par rapport aux événements, de ne pas s’apitoyer sur son propre sort.
Simone de Beauvoir gravit, étape par étape, le chemin qui l’amène à s’assumer comme un être indépendant et fort. Elle peut se permettre de choisir ses amis et ses amant-e-s, où et quand elle le désire. Bien entendu, son parcours n’est pas linéaire, il y a des ratés (les voyages dans Paris), de la souffrance (être ou non avec Sartre, avec Nelson Algren, son amant américain), mais ces revers font partie de son apprentissage.
Être Beauvoir, c’est se laisser emporter par le mouvement du monde, en être une partie intégrante, mais aussi se retrouver grâce au monde.
Voyager, c’est augmenter ainsi sa puissance d’exister.
- Tiphaine Martin