Édition Jeunesse : De l'autre côté des pages
Les stéréotypes sexistes envahissent les pages des albums jeunesse, renvoyant des images figées et faussées, sur le rôle et la place dans la société des garçons et des filles, et restreignant les horizons de lecture. Retour sur des ouvrages marqués par un imaginaire normé et des préjugés tenaces.
Un livre à ton image
Les voyez-vous, ces ouvrages tape-à-l’œil qui déclinent le rose sur plus de trois étagères ? L'escalator de la grande surface parisienne de distribution de livres, Gibert Joseph, nous débarque au rayon « Fille ». Dans les rayonnages, une multitude d'Encyclopédies (C'est le moment ou jamais d'être une... Fille !), de Dicos Chéri et Manuels Chéri (« Vous rêvez d'avoir des cheveux comme ceux que vous admirez dans les magazines ? »), de Fashion Books où l'on habille des poupées, ou encore de journaux intimes (« 100% fille, un livre à ton image ! »). Quelques éditeurs se partagent le marché : Fleurus, qui s'inscrit dans une tradition catholique, en est le plus emblématique. Ses ouvrages ouvertement sexistes ont d'ailleurs été dénoncés par diverses associations, dont Les Chiennes de Garde. Auzou, qui se dit orienté vers la pédagogie et plus généralement la transmission de savoir. Enfin, Hachette et Gründ.
Par convenance, une réplique « Garçon » reléguée dans les hauteurs peine à couvrir une dizaine de centimètres. Elle ne contient qu'un ou deux ouvrages, dont un journal de bord titré « Mon carnet de dresseur ». On comprend aisément que les lecteurs masculins se rabattront sur les rayonnages d'en face ; sciences et vie, mécanique, astronomie et architecture !
A huit - douze ans - parfois six comme pour Nathan jeunesse, « Garçon-fille, c'est pas la même chose ! ». Les premiers livres, maniés par les un à cinq ans, tels que les imagiers et les abécédaires, sont plus réticents à segmenter si manifestement les genres. Malgré tout, les grands traits s'esquissent déjà.
Mon Dico chéri, Fleurus, 2009
L’imagier : les mots et les choses
Destinés à la petite enfance, les imagiers associent l'image au mot pour construire le langage. Ils ont ceci de particulier qu'ils prétendent receler le monde entre leurs pages. En l'ouvrant, c'est son quotidien que l'enfant lit. De ce côté des pages tout est pourtant étrangement ordonné ; Magnard Jeunesse nous fait Découvrir en images une maison où la mère a pour espace la cuisine, et dans laquelle on rencontre la figure paternelle au garage. Le frère apprend à réparer une bicyclette quand la sœur joue à la poupée. « L’image décrit le réel, elle le dénombre de manière objective, mais aussi elle le valorise. Elle est à la fois norme et témoin ». Le rôle normatif de l’imagier que dénonce Anne-Marie Christin, spécialiste des relations entre texte et image, s’exerce au travers de partis pris que nos habitudes rendent invisible, tels que la mise en situation des objets et la manière dont ils sont peints. Ainsi, l’imagier participe à la mise en place des « structures mentales » de l’enfant qui pour Bourdieu « sont des structures sociales intériorisées ».
Les modes de représentation du corps véhiculent, à plus forte raison, une idéologie. Quand la plupart présentent féminin et masculin côte à côte pour indiquer les différents organes et parties du corps humain, d'autres le réifient. Un bras, un genou, des lèvres rouges et pulpeuses ou encore une poitrine en ballon de baudruche sont disséminés au travers d'un folio de Mon gros imagier (éditons Mille Page). Il faut attendre la page suivante pour reconstituer le puzzle et apercevoir un « être humain » dans son ensemble. Celui-ci est un homme habillé.
Force est de constater que les deux Contraires que forment « la fille » et « le garçon » ne connaissent pas l'égalité des chances : de ce fait, l'Imagier des métiers parut chez Milan en 2014 n'accorde aux femmes que 25% de son espace.
Abécédaire, livre du mirage enfantin
L’abécédaire illustré se présente comme un ouvrage didactique de l’absurde. L’index thématique de l’imagier s’efface devant l’ordre linéaire de l’alphabet. Son caractère arbitraire ne se lasse pas de provoquer le « Nonsense » et organise des rencontres surréalistes. L’alphabet de Lear fait se côtoyer une urne, une vigne, une baleine (whale) et le roi Xerxès !
Pourtant, d'après les mots qu'Anne-Marie Christin consacre à la préface des Abécédaires français illustrés du XIXème de Ségolène Le Men, « livre du mirage enfantin, l’abécédaire est aussi celui de l’ordre social ». Son essor populaire au XIXème se fait par le biais d’éditeurs religieux. En même temps que la lecture, il enseigne le catéchisme et transmet une idéologie paternaliste. Les leçons indigestes se travestissent en « vérités bien douces assurément, puisqu’elles semblent nées du livre seul, que l’on peut manipuler, fermer. C’est ainsi que procède la dictature de l’écrit : en faisant de son lecteur l’initiateur consentant de ce qu’elle désire lui imposer. »
Fleurus s’obstine aujourd’hui à proposer des modes de représentation du masculin et du féminin hors d’usage. L'Abécédaire des bébés décline des prénoms d’enfants associés à leurs jouets : jeux d’imitations pour les filles, de construction et d’aventure pour les garçons. L’ouvrage se construit clairement dans une optique de diffusion des stéréotypes. Loin d’être évidente, cette approche suppose un positionnement particulier, qui sacrifie aux conventions sociales toute une gamme de possibilités.
Innovant, L’ABC des mots paru chez Hélium, propose une approche plastique de l’alphabet au travers d’un livre-objet. Les lettres sont dessinées dans une typographie moderne aux couleurs acidulées. Amovibles, elles ne demandent qu’à être manipulées. Le lecteur est acteur : aux paroles que le livre propose s’ajoutent celles nées des tâtonnements de l’enfant, qu’il réinvente à chaque lecture.
- Béa, octobre 2014.