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Le reportage se conjugue au féminin

 

Univers exclusivement masculin dans les années trente, le grand reportage ne comptait que 3 % de femmes. Pourtant, malgré ce chiffre ridicule, des intellectuelles engagées s'aventurèrent sur ce « territoire masculin » en explorant des pays agités par les conflits, ravagés par les guerres, et portèrent « la plume dans la plaie » aussi bien qu'Albert Londres. Elles demeurent, aujourd'hui encore, des modèles pour la profession.

Titaÿana et la tête « détournée » de bouddha d’Angkor, Man Ray, 1928

 

 

Singulières reportères

 

« Notre métier, n'est ni de faire plaisir, ni de faire tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » La formule incisive est d'Albert Londres, publiée dans le reportage Terres d'ébène en 1929. Alliance parfaite de la littérature et de l'actualité, reposant autant sur la puissance du verbe que sur l'exactitude de l'information, le grand reportage connaît son apogée dans les années trente, poussés par les effets de l'industrialisation et de la presse à grand tirage. Albert Londres, Joseph Kessel, Marcel Pays, Blaise Cendrars, Philippe Soupault envahissent alors les pages des quotidiens, tels des « flâneurs salariés » vagabondant librement sur fond d'instantané dynamique, sociologique et engagé. Pourtant, dans la lignée d'Olympe de Gouges et ses dix-sept articles de La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), ou de Marguerite Durand, fondatrice du journal La Fronde en 1897, les reportères du XXe siècle, moins considérées que leurs confrères masculins mais tout aussi douées, prouvent que la figure du nomade de l'actualité se décline légitimement au féminin.

Héroïnes des Temps modernes, Maryse Choisy, Titaÿana, Andrée Viollis ou Colette collaborent à des journaux ; elles publient des reportages d'une variété inouïe et d'un professionnalisme éblouissant. Reportères polyvalentes et clairvoyantes, elles éveillent les consciences, dévoilent les mondes en crise, et transforment le journalisme d'investigation en un outil de lutte contre l'ignorance et la manipulation des masses.

 

 

 

Regarder le monde, donner à revoir le monde

 

« (…) J'écrivais pour le dehors, quand le dehors me submergeait, quand il y avait des choses qui me rendaient folle (...) ». Marguerite Duras, se définissant elle-même comme une journaliste engagée, décrit dans Outside, ouvrage où elle réunit d'anciens articles personnels, le « mouvement irrésistible » qui la porte « vers la tentation de dénoncer l'intolérable d'une injustice ». Cet engagement qu’elle théorise est également un élément central des démarches des reportères, animées par la volonté de rendre justice et de transmettre une réalité historique scandaleuse.

Titaÿana, aventurière « à la puissante humeur vagabonde » selon le reporter Mac Orlan, sans cesse à la recherche de nouveaux horizons, interview Mussolini et Hitler avec le souci de s'élever contre l'aveuglement ou l'inconscience des foules, et de donner un instantané véridique d'une réalité historique et sociale. Maryse Choisy prouve son profond engagement en tant que reportère dans le choix même de ses enquêtes. Elle explore le monde des prostituées et rédige un véritable pamphlet abolitionniste dans « Un mois chez les filles », se travestie en jeune domestique pour entrer dans l'univers des moines grecs du Mont Athos, réfractaires à toute présence féminine, dans « Un mois chez les hommes ». Elle enquête sur le Paris lesbien, sur les prisons, et écrit sur le thème de l'homosexualité féminine comme phénomène social.

« Il n'y a pas de journalisme sans morale », écrit Marguerite Duras. « Un journaliste c'est quelqu'un qui regarde le monde (…), qui donne à revoir le monde. Il ne peut pas à la fois faire ce travail et ne pas juger ce qu'il voit. C'est impossible. Autrement dit, l'information objective est un leurre total. » L'écriture masculine s'est imposée dans le grand reportage et continue d'être utilisée comme une norme. Toutefois, des articles de Maryse Choisy aux chroniques de Colette, les reportères prouvent, avec leurs descriptions visuelles et métaphoriques, leurs représentations singulières du monde et leurs idéaux, que le reportage au féminin exploite une subjectivité et une identité féminine qui sont un véritable enrichissement pour la profession. Les femmes journalistes offrent une autre dynamique au reportage, le rendent polyphonique, et davantage ancré dans les sociétés qu'il veut décrire.

 

 

 

Pam Méliee,

novembre 2014

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