VADA
On est en 2017, en Tchétchénie. La Tchétchénie est une république constitutive de la Fédération de Russie, et son président est Ramzan Kadyrov, en fonction depuis dix ans. Ramzan Kadyrov décide, à l’appui de son appareil d’État, de mener un plan de répression contre les homosexuels, lesbiennes, bisexuel.le.s, trans et non binaires, et plus généralement contre tous celles et ceux que leur entourage estiment être « déviant.e.s ». On les enlève et ont les détient dans des prisons secrètes, on les torture, on les électrocute, on les excise. On fait ça pour les corriger et pour qu’ielles donnent d’autres noms. Ramzan Kadyrov demande également aux familles de ces personnes de les tuer elles-mêmes et de les enterrer dans leur jardin. Je n’utiliserai pas la prudence du conditionnel : « Ramzan Kadyrov aurait »… Non. J’ai personnellement lu le témoignage, relayé par des associations internationales LGBTQI+, de plusieurs homosexuels enfuis, échappés, relâchés, rescapés. Et ça recommence en 2019, dans le silence. VADA, qui veut dire « cours », en tchétchène, est une vision : celle d’un homme sauvé par la nature innocente.

VADA
À l’attention de Ramzan Kadyrov
Vada
Vada
Cours
Cours plus vite
Tu trébuches dans le blanc
Tu t’enfouis dans les branches
Les pins te lacèrent
Les trous d’eau te trahissent
La sève se colle
à ton front, à tes lèvres
La sève sèche et fige
ton sang
à ton front, à tes lèvres
Vada
Vada
N’arrête pas de courir
Nu dans le froid
Tu laisses des traces
Rouges dans le blanc
Ils t’ont dit de courir
Dans le froid de toute façon
Tu ne tiendras pas
Les chiens te regardent de loin
Ils ne prennent même pas la peine
Tu te reflètes
Dans leur œil ennuyé
Vada
Vada
Tu n’es déjà plus un homme
C’est pour ça qu’ils te laissent courir
Sous le ciel froid
Tu n’es plus qu’un souffle
Tu n’es plus qu’une petite paire de pieds
Et un grand dos déchiré
Tu as signé un papier
Une feuille vide
Et après ils ont rajouté au stylo
Toutes leurs idées sur toi
Il faut nettoyer ce peuple
Il faut faire courir
Les gens comme toi
Jusqu’à ce qu’ils tombent du bord du monde
Ils ont la force et la volonté
De ceux qui font courir les gens
Mais qui ne presseront
Jamais le pas
Vada
Vada
Tu n’es déjà presque plus là
Tu traînes ton corps et ton âme
Comme un lourd sac
Le ciel devient comme un kaléidoscope
Qui coule sur toi en couleurs irréelles
Tout commence à se transfigurer
Tu entends les voix de ta mère, de ta sœur
Les âmes se rassemblent autour de toi
Tu n’as pas choisi d’être
Celui que tu es
Tu l’es pourtant
Vada
Vada
Soudain entre deux arbres tout en silence dans la pureté dans la beauté il est là
Juste là
Il ne bouge pas
Un grand cerf
C’est un grand cerf brun
Il respire doucement
Il t’attend
Tu t’es arrêté net
Sur tes pieds fragiles
Dressé pas comme un animal
Comme un homme
Tu ne cours plus
Tu marches
Tu y arrives
Lentement
Tu te meus lentement vers lui
Il ne bouge pas
Il respire seulement
Il t’attend
Tu accroches ta main
Pleine de sang dans son poil
Il te hisse plein de sang
Il te charge plein de sang
Et il t’emmène sur lui
Plein de lumière
Loin
Très loin
Tu ne sens plus rien
Et puis tu peux voir par ses yeux
Tu peux voir au ras du sol
Que la neige est bonne
Que les herbes résistent
Que la terre tient bon
Que le monde est beau