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TOXICOMANES, MIGRANTES, MENDIANTES : DE CHAIR ET DE FICTION

Usagères de drogues, indigentes, femmes en errance, mendiantes, migrantes… Rayées de l'humanité, ces figures marginales fabriquées par les élites expriment les craintes, les échecs et les contradictions de notre système. Elles relèvent d'une « représentation », d'une construction culturelle à travers laquelle on stigmatise l'intolérable. Elles sont aussi exclues de la vie publique lorsqu'elles sont reléguées au rang d'invisibles.

Les usagères de drogues, contraintes à la clandestinité par des lois répressives et des représentations sociales culpabilisantes, ouvrent notre triptyque sur les « Marginales », un projet qui se veut une réappropriation de la citoyenneté par ces catégories sociales trop souvent dégradées.

Trouble dans la société : les femmes et la toxicomanie

Genre et addiction : des valeurs masculines associées à l'usage des drogues

 

Du consommateur de laudanum (mélange d'alcool et d'opium) Thomas De Quincey aux Paradis artificiels de Baudelaire, de la benzédrine déroutante de Kérouac au LSD de Ginsberg, en passant par la mescaline aux visions colorées de Huxley et le Festin Nu de Burroughs, l'imaginaire des drogues est assurément lié à une littérature masculine. Les drogues elles-mêmes cristallisent des stéréotypes récurrents à travers leurs appellations : « fée blanche » (héroïne), « fée grise » (morphine), « noire idole » (opium)… Elles séduisent, puis détruisent et se révèlent illusoires. Elles sont définies comme des femmes séductrices et manipulatrices.

Ces valeurs masculines associées à l'usage des drogues masquent pourtant une tout autre réalité. Dans les années 90, le photographe canadien Lincoln Clarkes donne une visibilité aux femmes héroïnomanes et polytoxicomanes du Downtown Eastside, quartier mal famé de Vancouver. Une fois exposée, sa série de photographies Heroines est mal reçue par certains critiques qui la qualifient de voyeuriste. Pourtant, le photographe est parvenu à mettre en exergue le problème des drogues de rue ainsi que le rapport entre genre, classe, race et addiction.

 

« Tout est plus compliqué pour les femmes, y compris dans le milieu de la dope » (Georges Lachaze, chargé de mission à ASUD)

 

Parmi les nombreuses brochures d'information et les guides sur l'usage des drogues illicites, le genre est rarement spécifié. Georges Lachaze, administrateur, membre du comité de rédaction et de l'observatoire des droits des usagers à l'Auto-Support des Usagers de Drogue (ASUD), nous signale que l'association ne mène pas encore d'action spécifique concernant les publics femmes : « cela fait partie des pistes de travail ». Pourtant, il reconnaît que la toxicomanie féminine présente des difficultés spécifiques où le poids des représentations sociales joue un rôle important : précarité, isolement, invisibilité, stigmatisation, problèmes de sexualité et de contraception, poursuite ou non d'une grossesse, éducation d'un enfant… « Les questions de survie ne sont pas marquées de la même façon chez les usagères de drogues qui affrontent au quotidien les violences, les abus, la dépendance aux mecs, la question de la marchandisation du corps, etc. Le marqueur le plus stigmatisant, c'est la parentalité. Un mec qui a des gamins, c'est moins pris en compte dans des parcours de soins. »

 

Exclusion sociale et dépendances

 

En 2007, une étude menée sur les filles accueillies en Consultation Jeunes Consommateurs (CJC), bien que minoritaires (19 %), montrent qu'elles prennent beaucoup plus intensivement que les garçons des substances psycho-actives. Les médicaments psychotropes sont en effet les seuls produits davantage consommés par les femmes d'après l'Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT). Celles-ci ont des consommations qui sont « plus "cachées" que chez les hommes, tout au moins au début de l'addiction », note Eric, éducateur spécialisé et infirmier pendant six ans en Centres d'Accueil et d'Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues (CAARUD).

« Les drogues produisent de l'exclusion sociale. Ce sont les règlements et les lois qui placent les usagères de drogues dans la merde, pas le produit », déclare Georges Lachaze en s'appuyant sur la politique criminelle menée actuellement en matière de drogues. L'impact de la toxicomanie sur la vie affective et sexuelle des femmes est évident. D'une part, la drogue qui diminue la libido détourne les usagères de drogues du désir. D'autre part, celles-ci sont placées dans une situation de dépendance et de soumission vis-à-vis de leur partenaire sexuel : il s'agit souvent de l'initiateur et du dealer, de celui qui connaît les réseaux et finance la consommation. En 2015, les femmes ne représentaient que 15 et 25 % des personnes qui poussaient les portes des soins spécialisés selon le guide de prévention et de soutien pour les femmes de l'Association Centre d'Accueil et de Soins pour les Toxicomanes (CAST) Reims. Ce faible chiffre s'explique notamment parce que les usagères de drogues préfèrent se « débrouiller » sans cure ni traitement par crainte de la culpabilisation ou du retrait de la garde des enfants.

« Les lois nous incitent à vivre dans une clandestinité dangereuse où les hommes décident selon leurs intérêts » (Eva, usagère de drogues)

 

Lorsqu'elles ne sont pas invisibles, les usagères de drogues sont stéréotypées et fortement stigmatisées. Prostituées, marginales, adolescentes écervelées, mauvaises mères, lesbiennes… Elles sont jugées immatures et irresponsables, particulièrement quand elles deviennent mères puisque la préoccupation sociale se focalise sur leur maternité. Cette approche punitive est en grande partie responsable de la clandestinité des pratiques addictives des femmes aujourd'hui. Moins nombreuses que les hommes dans les dispositifs spécialisés en addictologie, les femmes subissent ces rôles sociaux qu'on leur assigne et ces représentations caricaturales. « On criminalise, on culpabilise. Mais on ne dit jamais que c'est un problème de société et on ne parle pas assez des trafiquants. On ne donne pas non plus la parole aux personnes concernées », explique Sacha, ancien usager de drogues. « J'ai dû raconter ma vie une bonne centaine de fois à des associations, des sociologues et tout » déclare Eva. « C'est plus ma vie, c'est devenu mon drame social. » Quand elle apprend que nous n'avons obtenu que des témoignages d'hommes pour cet article sur les usagères de drogues, Eva nous recontacte. « Dans l'ensemble, le monde de la drogue appartient aux hommes et est entre leurs mains : trafiquants, dealers, mac' […], ce n'est donc pas étonnant qu'ils s'expriment à notre place ! » Un accès à des espaces d'auto-représentation et une reconnaissance sociale permettraient aux usagères de drogues de ne plus être perçues comme des écarts à la norme et de s'intéresser aux échecs de notre système. Un discours féministe sur la consommation des drogues serait aussi crucial dans les mouvements actuels. Il nous aiderait à nous interroger sur le lien entre les rôles sociaux et l'addiction, et nous permettrait de sortir de ce carcan qui emprisonne les usagères de drogues. A nous aussi, mouvements féministes et LGBT, de nous confronter à la réalité de la toxicomanie en apportant un nouvel éclairage afin de sortir de cette dynamique oppressive !

Pam Méliee
(Mars 2016)

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